Quelque chose d’assez dérangeant s’est produit avec les sondages politiques, c’est à dire les sondages qui visent à déterminer qui sera élu, lors de la campagne des législatives françaises de 2024.
Ces sondages, réalisés avant le premier tour et pendant l’entre-deux-tours, plaçaient le Rassemblement national (RN) en première place à l’assemblée nationale, parfois même avec une majorité absolue.
Dans la même période, les actes et paroles racistes, islamophobes, antisémites, et xénophobes ont augmenté en nombre et en intensité, certaines en lien directe avec la campagne de certains électeurs pour le RN. Il est difficile de ne pas voir de lien de causalité entre ces deux faits. ll me semble que la victoire du RN prédite par les instituts de sondages ait amenée à une vraie libération de la parole raciste. En voyant le parti au portes du pouvoir, ses électeurs – des moins racistes aux plus nazis – ont peut-être eu envie de s’investir dans la campagne eux mêmes, mais de surcroît ils ont vu le discours que le parti porte légitimé, car, après tout, la majorité des français pensent comme eux. En fait, c’est toute la fenêtre de ce qui acceptable qui s’est déplacée, est donc des personnes qui gardaient leur racisme plus au moins discret se sont vu poussé des ailes. Pensons-y : cette augmentation se serait-elle produite si ces mêmes instituts avaient constamment prédits un score marginal pour ce parti ? Se serait-elle produite – et c’est ça la vraie question – si les sondeurs ne s’étaient pas aussi grossièrement trompés ? Il y aurait sûrement eu une augmentation du racisme due à la campagne, mais je ne pense pas qu’elle aurait été aussi grande que celle qu’on a pu voir. Nous avons donc là des instituts de sondages, qui, par leur incompétence, ont participé à la libération d’une parole révulsante dans le pays, qui a affecté, parfois grandement, la vie de beaucoup. C’est scandaleux !
Mais ce n’est pas la seule influence indue des sondages dans la vie du pays. Beaucoup plus fréquemment, les sondages peuvent même décider de qui remporte les élections. Il suffit que quelques sondages disent que candidat A est à 40% des intentions de votes, avec candidat B à 30%, pour que les électeurs de candidat C, proche politiquement de B, rapportent leur voix sur B dans l’espoir que A ne soit pas élu. Mais si les pourcentages de C et B avaient été inversés, c’est C qui aurait eu plus de chances d’être élu. En d’autres termes, les sondages accentue le vote utile, ce qui est triste pour la démocratie (même si on devrait peut-être d’abord blâmer pour ce fait notre mode de scrutin, le scrutin uninominal, qui lui n’est pas juste triste, mais bien terriblement pathétique). Pire, pour attribuer les temps de paroles dans les médias, un des critères retenus est justement ce que disent les sondages. On a donc là un phénomène de prophétie autoréalisatrice, où les candidats qui performent bien dans les sondages bénéficient de plus de temps d’exposition et de vote utile des électeurs, et donc continuent de bien performer dans les sondages, et inversement pour ceux qui performent mal.
Cette influence immense donnée à une poignée d’instituts sur notre vie politique – et sociale, comme vue plus haut, – est troublante, qui plus est quand ces mêmes instituts se trompent régulièrement. Alors se pose la question : faut-il les interdire ?
Déjà, cela poserait un problème de liberté d’expression. Après tout, faire un sondage, c’est en fait faire une étude scientifique. Quelle vérité ne mérite pas d’être connue ? C’est d’ailleurs sur ce motif de liberté d’expression que la Cour de cassation a censuré en 1996 l’interdiction de la publication et de la discussion de sondages dans la semaine avant chaque vote, une loi de 1977. De plus, les sondages peuvent aussi nous permettre d’éviter des catastrophes : lors d’un vote de barrage à l’extrême droite, on est tout de même bien contents de pouvoir savoir pour qui voter. Plus généralement, sans sondages, la campagne se vivrait quand même beaucoup plus floue, sans qu’on sache qui en sont les vrais protagonistes, mais elle serait quand même parasitée par des sondages publiés dans des pays non soumis à la juridiction française, ou par des sondages ou des rumeurs peut-être plus douteuses, de sources obscures, relayés sur les réseaux. En fait, il semble qu’à défaut d’interdire les sondages politiques, il serait judicieux d’arrêter d’en parler autant et de les regarder avec autant d’estime, à la fois entre nous et dans les médias, et de se souvenir de leur faillibilité et imprécision quand on le fait. Bref, il nous faut un changement de culture par rapport à cet outil politique. Mais qui sera le premier à ne pas céder à la tentation de regarder régulièrement comment se porte notre candidat favori ? Pas moi, je le crains…